Le scandale du Watergate est à l'origine une affaire d'espionnage politique qui débouche, en 1974, sur la démission du président des États-Unis Richard Nixon. L'affaire commence avec la révélation par des journalistes du Washington Post de la pose de micros dans les locaux du Parti démocrate dans l'immeuble du Watergate à Washington en 1972. Elle se développe ensuite avec de nombreuses ramifications. Les investigations de journalistes et une longue enquête sénatoriale lèvent le voile sur des pratiques illégales à grande échelle au sein de l'administration présidentielle.
L'affaire est à ce point marquante dans l'histoire américaine qu'il est devenu courant d'utiliser le suffixe -gate pour désigner d'autres scandales politico-financiers, comme par exemple le Coingate, l'Irangate, le Plamegate et le Nipplegate.
L'année 1972 est une année d'élection présidentielle aux États-Unis. Dans le camp républicain, Richard Nixon se présente pour un second mandat. Il peut se vanter d'une politique étrangère inspirée par Henry Kissinger et menée avec succès : détente avec l'URSS (accords SALT), préparation de la « paix dans l'honneur » au Viêt Nam (concrétisée par la signature du traité de Paris en janvier 1973), en attendant le rétablissement des relations diplomatiques avec la Chine. Cependant, le coût en vies humaines dû à la politique menée en Asie du Sud-Est, notamment l'invasion du Cambodge en 1970, suscite une vive agitation parmi la jeunesse, s'exprimant par des manifestations parfois violemment réprimées (fusillade de Kent State University).
Sur le plan intérieur, la politique de son administration se fonde sur le slogan de « la loi et l'ordre », impliquant une justice stricte et répressive. Le Parti républicain avait subi une écrasante défaite lors de l'élection de 1964, mais son candidat d'alors, Barry Goldwater, a recentré le parti sur des valeurs plus conservatrices, qui à terme, se sont davantage ancrées dans les stratégies électorales du Parti républicain1. En outre, l'instauration des Droits civiques signés par le président Johnson (Civil Rights Act en 1964 et Voting Rights Act en 1965), améliorant le statut de la minorité afro-américaine, a détourné l'électorat traditionnellement démocrate du Vieux Sud (Deep South), favorable à la ségrégation, qui a basculé du côté républicain2. Les chances de l'emporter sont donc excellentes pour Nixon, qui avait échoué en 1960, après avoir été vice-président d'Eisenhower pendant huit ans.
En face, le camp démocrate est affaibli par ses querelles internes. La présidence de Lyndon Johnson (1963-1969) a été marquée par la guerre du Viêt Nam ; des émeutes raciales dans les ghettos noirs (hot summers) ; et le projet de la Great Society, développant l'État-providence (éducation, sécurité sociale, lutte contre la pauvreté) au prix de coûteuses dépenses. En 1968, quatre tendances s'affrontent lors des primaires démocrates. Hubert Humphrey a l'appui des syndicats et de l'appareil du parti ; Robert Kennedy séduit les minorités noire et catholique ; Eugene McCarthy porte les revendications des étudiants et des pacifistes ; et enfin George Wallace, ségrégationniste du Sud, opposé aux Droits civiques, se présente comme candidat indépendant. Robert Kennedy part favori, mais est assassiné en juin 1968 (deux mois après le leader noir Martin Luther King). C'est Humphrey qui est investi, au cours de la convention démocrate de Chicago en août 1968, au milieu d'affrontements entre la police et des émeutiers anti-guerre, dont les « leaders » seront jugés au cours du procès tumultueux dit des Chicago seven (septembre 1969-mars 1970). Hubert Humphrey est battu par Nixon lors de l'élection présidentielle de 1968 d'une courte tête alors que George Wallace, le troisième homme, rafle cinq États du Sud.
En 1972, le candidat le plus soutenu par l'appareil du parti au début de la primaire démocrate, Edmund Muskie s'effondre, notamment des suites de mauvais coups (dirty tricks) concoctés par les hommes du Président, en particulier un scandale provoqué par une lettre livrée à la presse (Canuck letter). Celle-ci se révèlera plus tard être un faux3, dans laquelle un « simple citoyen » dit avoir été témoin d'une attitude anti-canadiens français de la part de Muskie, lettre publiée avant les primaires dans le Massachusetts où les Américains d'origine franco-canadienne sont nombreux. C'est donc un candidat initialement inattendu, George McGovern, qui est investi lors de la Convention démocrate en juillet 1972. Il est un liberal (au sens américain, c'est-à-dire de gauche), et à ce titre, ses chances de vaincre sont réduites. Ses adversaires le dépeignent comme le « candidat des trois A » pour amnesty, abortion and acid (amnistie, avortement et acide)4. De plus, sa campagne commence mal : son candidat à la vice-présidence, Thomas Eagleton, doit renoncer lorsque la presse révèle qu'il a effectué des séjours dans des hôpitaux psychiatriques5.
En mai 1972, John Edgar Hoover, directeur du FBI, meurt. Il occupait cette fonction, dépendant du département de la Justice (équivalent du ministère de la Justice) depuis 1924, ayant servi sous huit présidents. C'est lui qui a développé cette agence gouvernementale, concentré ses moyens pour la lutte contre le communisme6, notamment pendant la période du maccarthysme, tandis qu'il niait l'existence de la mafia, et généralisait les écoutes clandestines comme moyen d'investigation ou d'espionnage7. En mai 1969, Nixon a mis à contribution le FBI pour enquêter par des écoutes clandestines sur les fuites dans la presse concernant les bombardements secrets sur le Cambodge qu'il a autorisés en février8.
Depuis sa création, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte de la Guerre froide, la CIA a utilisé son savoir-faire dans plusieurs « coups », dont les plus retentissants sont réalisés dans les années 1950, lorsqu'Allen Dulles en est le directeur9. En 1961, à la suite de l'échec du débarquement de la baie des Cochons, initiée sous la présidence Eisenhower, Dulles est démis de ses fonctions par le président John Kennedy. Son successeur est plus modéré, mais avec Richard Helms à partir de 1966, on en revient à un style et une motivation anticommuniste plus proches de ceux de Dulles. Avec l'arrivée au pouvoir de Nixon, la CIA intensifie son programme de surveillance10 de milliers de citoyens américains (Operation CHAOS)11, bien que toute activité de renseignement de la CIA sur le territoire américain soit interdite.
Ces activités, quasiment inconnues du grand public américain, commencent à apparaître au grand jour au début des années 1970, dans la presse, et au cours d'enquêtes, à partir de 1970, du sous-comité judiciaire des droits constitutionnels du Sénat. En juin 1971, le New York Times, puis le Washington Post, publient des extraits d'un rapport secret, les Pentagon Papers, qui lui ont été remis par Daniel Ellsberg, un expert de la RAND Corporation, think tank travaillant pour le département de la Défense. Ces documents éclaircissent les prises de décisions gouvernementales et militaires pendant la guerre du Viêt Nam, informant par exemple de la volonté du président Johnson d'intensifier le conflit, quand il promettait de ne pas s'y impliquer davantage. Il s'ensuit un bras de fer juridique entre le gouvernement de Nixon, qui veut interdire la diffusion d'informations confidentielles, et les deux journaux, qui obtiennent finalement gain de cause, après décision de la Cour suprême, au nom du Premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté de la presse.
Le scandale du Watergate commence lorsque, dans la nuit du 17 juin 1972, cinq « cambrioleurs » (dont deux Cubains12), repérés par un agent de sécurité, sont arrêtés par la police dans l'immeuble du Watergate, au siège du Parti démocrate. Transportant du matériel d'écoute, des micros contact BTK Electronik de fabrication française, ces hommes ressemblent plus à des agents secrets qu'à des cambrioleurs. Sur des carnets d'adresses retrouvés en leur possession, on trouve les coordonnées d'un certain Howard Hunt. L'un d'entre eux, James McCord, attire particulièrement l'attention : c'est un colonel réserviste de l'armée de l'Air, un ancien du FBI et de la CIA, et surtout un membre du Comité pour la réélection du Président13. Le FBI, dont le directeur Gray vient d'être nommé par Nixon, ne poursuit pas l'enquête malgré ces éléments troublants14.
Le 22 juin, le président Nixon évoque pour la première fois l'affaire en déclarant : « La Maison Blanche n'est impliquée en aucune manière dans cet incident là. » Pendant les six mois qui suivent, l'affaire est oubliée, et lors de l'élection présidentielle de novembre 1972, Richard Nixon remporte contre le démocrate George McGovern la deuxième plus écrasante victoire électorale de toute l'histoire des États-Unis15.
Deux journalistes du Washington Post, Carl Bernstein et Bob Woodward, enquêtent pour démêler un écheveau compliqué dont tous les fils conduiront à la Maison Blanche, à travers le Comité pour la réélection du président (CRP; se prononce "creep") de Richard Nixon16. Jeunes journalistes d'investigation, ils utilisent beaucoup le téléphone et n'hésitent pas à contacter plusieurs centaines d'interlocuteurs, creusant des pistes qui avaient d'abord semblé maigres. Dans un premier temps, à partir des informations recueillies directement sur les cambrioleurs, ils parviennent à remonter les fils du financement occulte de la campagne électorale de Nixon en 1972, opéré notamment par le biais d'intermédiaires au Mexique17. Des informations essentielles leur sont alors communiquées par un informateur secret surnommé Gorge Profonde (Deep Throat), qui ne révélera publiquement son identité que 30 ans plus tard. Il s'agissait de Mark Felt18, le n°2 du FBI.
Obsédés par l'affaire et suivis par leurs confrères, Woodward et Bernstein (surnommés Woodstein) parviennent à éclairer l'affaire, avant qu'elle soit traitée par la justice américaine (le Department of justice étant contrôlé par la maison Blanche), puis par une commission d'enquête sénatoriale indépendante. C'est l'un des cas les plus évidents, dans l'histoire américaine, de l'influence du « quatrième pouvoir ».
En janvier 1973, le juge du district de Columbia, John Sirica préside le procès des cinq cambrioleurs, ainsi que celui de leur chef, Howard Hunt (ancien agent de la CIA) et de leur commanditaire direct, Gordon Liddy (ancien du FBI et membre du Comité pour la réélection du président19). Persuadé qu'ils ne disent pas toute la vérité20, le juge prolonge l'enquête. L'un des accusés, James McCord, écrit au juge une lettre dans laquelle il affirme s'être parjuré devant le tribunal, à cause de pressions émanant de la Maison Blanche, et indiquant que de hauts responsables sont impliqués21.
Une commission sénatoriale, dirigée par le démocrate Sam Ervin, est alors mise sur pied pour enquêter sur l'affaire, avec les démocrates (majoritaires au Sénat) Herman Talmadge, Joseph Montoya, Daniel Inouye, et les républicains Howard Baker, Edward Gurney, Lowell Weicker. Ils sont assistés par les conseillers Sam Dash (démocrate) et Fred Thompson (républicain).
La commission d'enquête sénatoriale met en oeuvre des subpoena, c'est-à-dire des injonctions à comparaître, avec l'éventualité de poursuites par une juridiction en cas de parjure ou si un quelconque acte illégal est révélé.
La Commission sénatoriale parvient, au cours d'une instruction qui dure un an et demi (mars 1973-août 1974) à la conclusion que certains proches de Richard Nixon ont été coupables d'obstructions à la justice, faux témoignages, écoutes clandestines22, détournements de fonds, etc.23
L'enquête a démontré que ce type de pratiques24 ne se résumait pas à des cas isolés. L'affaire des Papiers du Pentagone en 1971, en fut également la démonstration, quand un expert du Pentagone, Daniel Ellsberg fournit à la presse une copie d'un long rapport secret dévoilant des aspects dissimulés de la guerre du Viêt Nam25. Le psychiatre d'Ellsberg avait ainsi été cambriolé par la même équipe que celle du Watergate, menée par Howard Hunt26. Cette équipe, spécialisée dans la pose de matériel d'écoute, est surnommée, au cours de l'affaire, l'équipe des « plombiers ».
On apprit lors de l'enquête que des membres de ces équipes, dont Howard Hunt, avaient été dépêchés, le 18 juillet 1969, à Chappaquiddick, Massachusetts, aussitôt après l'accident de voiture du sénateur démocrate Ted Kennedy, qui coûta la vie à l'une de ses collaboratrices, et brisa à jamais les ambitions présidentielles du frère de l'ancien président Kennedy27.
Il fut également établi que l'administration Nixon avait constitué une liste noire informelle d'adversaires présumés28, à faire harceler par le fisc ou à discréditer par des poursuites judiciaires29. Cette liste a été compilée par Charles Colson, conseiller spécial du président, accusé par John Dean d'avoir également projeté de placer une bombe dans les locaux de la Brookings Institution, pour y voler des documents30.
Sur la fin, la commission sénatoriale s'intéresse aux mouvements financiers liés aux campagnes électorales31, concernant notamment une contribution du milliardaire Howard Hughes de 100 000 dollars32, et son détournement par Bebe Rebozo, intermédiaire et ami intime de Nixon33. Cette partie de l'enquête ne fut pas menée jusqu'à son terme.
Les audiences, retransmises en direct à la télévision à partir du 18 mai, ou faisant l'objet de larges comptes rendus dans les journaux, sont suivies par une grande partie du public américain34, qui se passionne pour les multiples rebondissements qui se succèdent et qui révèlent un aspect inconnu des pratiques de l'institution suprême.
Au cours de l'enquête, trois témoignages successifs sont des grands tournants du scandale, de véritables bombes. Le premier, celui de James McCord, a révélé l'existence d'une équipe d'espions au service de membres du staff de la Maison Blanche. Le deuxième, celui de John Dean, conseiller juridique de la présidence, révèle, en juin, les conspirations s'étant tramées dans le Bureau ovale. Le troisième, celui d'Alexander Butterfield, haut-fonctionnaire, révèle en juillet qu'un système d'écoute secret pourrait permettre d'en savoir plus.
Tout part donc des aveux de James McCord, en février 1973, qui, dans un premier temps, mettent en cause John Mitchell, ancien procureur général, John Dean, conseiller juridique du président, et Charles Colson. John Mitchell est le premier haut responsable mis en cause, en tant que président, en 1972, du Comité pour la réélection du président, qui a servi d'intermédiaire entre la Maison Blanche et les cambrioleurs, notamment pour le financement de leurs opérations. Sa femme, Martha, se répand alors en accusations contre l'administration présidentielle devant les journalistes35.
Le 27 avril, le directeur du FBI, Patrick Gray, démissionne, après qu'il a été révélé, à la suite de son audition devant le Sénat pour ratifier sa récente nomination, qu'il a détruit des documents relatifs à l'enquête sur le cambriolage36.
Le 30 avril, Bob Haldeman, chef de cabinet de la Maison Blanche, et John Ehrlichman, conseiller pour les Affaires intérieures, démissionnent. Surnommés ensemble « le mur de Berlin », à cause de leur tendance à faire barrage autour du président en écartant des collaborateurs ou visiteurs37, ils étaient les deux principaux conseillers de Nixon. Il fut établi par l'enquête qu'ils étaient à l'origine, avec Charles Colson, qui a démissionné le 10 mars, des ordres donnés à l'équipe des « plombiers », aussi bien pour le Watergate que pour le cas Ellsberg en 197138. John Dean est quant à lui renvoyé par la Maison Blanche, après avoir refusé de signer un texte reconnaissant sa responsabilité dans l'affaire du Watergate39.
Le même jour, l'Attorney General Richard Kleindienst démissionne également. Kleindienst est remplacé par le secrétaire à la Défense Elliot Richardson, qui nomme aussitôt un procureur spécial indépendant pour enquêter sur le Watergate. Archibald Cox, ancien n°3 du département de la Justice sous Kennedy, accepte ce poste le 18 mai 197340.
Le 3 juin, John Dean, qui refuse de servir de bouc émissaire, commence à témoigner devant la Commission. Il compromet plusieurs membres de l'administration Nixon, dont Mitchell, Haldeman, Ehrlichman, Colson, et le président lui-même. Il révèle notamment que plusieurs réunions ont eu lieu entre Nixon, Haldeman et Ehrlichman, pour superviser l'étouffement de l'affaire du Watergate, et discuter des sommes pouvant être engagées pour inciter au silence les « plombiers » arrêtés41.
Le 16 juillet 1973, Alexander Butterfield, adjoint de Bob Haldeman et témoin surprise, révèle qu'il existait un système d'écoute sophistiqué enregistrant toutes les conversations, à l'insu des personnes concernées, au sein du bâtiment de l'exécutif suprême42. De tels enregistrements étaient déjà ponctuellement pratiqués sous l'administration de Kennedy43. Cette information est largement diffusée par la presse, et implique la dissimulation de preuves de l'implication de Richard Nixon et de ses collaborateurs dans les événements du Watergate. Le président tente de soustraire à l'enquête les bandes magnétiques comportant les enregistrements des conversations menées dans le bureau ovale, et rapportées par les témoins.
Le procureur spécial indépendant, Archibald Cox, demande à la Maison Blanche la restitution, pour l'enquête, des bandes magnétiques, afin de confirmer les aveux de John Dean. Nixon s'y oppose, au nom du « privilège de l'exécutif »44, et demande à l'Attorney General, Elliot Richardson, de destituer Cox. Richardson, qui avait nommé Cox, refuse, ainsi que son second, William Ruckelshaus. Ils démissionnent le 20 octobre 1973. Cet épisode, qui a provoqué une profonde indignation dans l'opinion publique45, reste célèbre dans l'histoire américaine sous le nom de « massacre du samedi soir ».
Archibald Cox, finalement démis de ses fonctions par Robert Bork, numéro 3 du département de la Justice, est aussitôt remplacé par Leon Jaworski, lequel réclame à son tour les bandes, 64 d'entre elles précisément46. Nixon essaie de gagner du temps. Le 30 octobre 1973, il fait parvenir une partie des bandes, mais il y a un trou de 18 minutes ½ sur l'une d'entre elles47. La secrétaire de Nixon, Rose Mary Woods, témoigne qu'il s'agit d'une erreur de manipulation48. Le 10 janvier 1974, un comité d'expert désigné par le juge John Sirica, conclut à un effacement délibéré49. Nixon tente alors, dans les mois qui suivent, de ne remettre que des retranscriptions écrites de ces enregistrements, certains passages étant censurés ou prétendument inaudibles50. Dans ces retranscriptions rendues publiques, de nombreux passages où l'on entend le président sont très ambigus, moralement compromettants, voire révélateurs51, mais pas suffisamment pour envisager des poursuites judiciaires.
La résistance de Nixon concernant la restitution des bandes s'explique non seulement par le souci de dissimuler des informations compromettantes confirmant les déclarations des témoins52, mais probablement aussi par l'image dégradante des dessous du pouvoir et du président lui-même qu'elles pouvaient révéler. « J'ai trouvé tout cela dégoutant », déclare John Sirica, juste après avoir enfin entendu le contenu des bandes53. Selon le journaliste et prix Pulitzer Seymour Hersh, les bandes auraient révélé l'alcoolisme de Nixon et le rôle du conseiller à la sécurité nationale (puis secrétaire d'État) Henry Kissinger, qui se serait chargé d'affaires urgentes lorsque le président était en incapacité de les gérer54.
Jaworski finit par demander à la Cour suprême de se prononcer sur la légitimité du président Nixon à s'opposer à la restitution des bandes magnétiques. Le 24 juillet 1974, bien que formée de quatre juges sur neuf nommés par Nixon, elle se prononce à l'unanimité (moins une abstention) pour la restitution des bandes55.
Nixon est alors définitivement et complètement isolé politiquement. Le dos au mur et sans autre recours légal, la Maison Blanche remet donc les bandes fin juillet. L'une d'entre elles est surnommée Smoking Gun Tape56. Il s'agit d'une conversation tenue six jours après le cambriolage, le 23 juin 1972, entre Nixon et Haldeman. On entend le président autoriser explicitement ses collaborateurs à approcher le directeur de la CIA, Richard Helms57, pour qu'il demande au directeur du FBI, Patrick Gray, d'enterrer l'enquête fédérale sur le cambriolage pour des raisons de sécurité nationale58.
C'est la preuve décisive, non seulement des mensonges, mais surtout de la culpabilité juridique de Nixon dans une conspiration criminelle ayant pour but de faire obstruction à la justice, motif justifiant amplement une procédure d'impeachment (destitution par le Congrès), qui a de fortes chances d'aboutir. Les membres de son propre parti, dont Barry Goldwater, le pressent de démissionner59. Au fur et à mesure des révélations, des foules de plus en plus nombreuses se sont présentées devant les grilles de la Maison Blanche ou au cours des déplacements du président, pour réclamer son départ.
Les 27, 29 et 30 juillet, les membres de la Commission judiciaire de la Chambre des Représentants votent sur les articles de l'impeachment du président, et retiennent les charges d'obstruction à la justice, abus de pouvoir et outrage au Congrès.
Nixon n'a jamais cessé de plaider son innocence, plaidée jusqu'au bout par son porte-parole et conseiller en communication Ron Ziegler60. Le 17 novembre 1973, le président avait prononcé un discours célèbre, déclarant : I am not a crook (Je ne suis pas un escroc)61.
Après s'être farouchement défendu, il préfère néanmoins donner sa démission quand l'impeachment est engagé contre lui. Nixon est le seul président de l'histoire des États-Unis à avoir démissionné. Il quitte ses fonctions le 9 août 1974, une semaine après le déclenchement de la procédure. Après un discours devant le personnel de la Maison Blanche et les journalistes, il quitte en direct la Maison Blanche à bord d'Army One, l'hélicoptère présidentiel de l'US Army.
Le vice-président Spiro Agnew ayant démissionné en 1973 pour une affaire de corruption distincte, c'est le nouveau vice-président, Gerald Ford, nommé par Nixon qui lui succède immédiatement. Sa première action officielle, très controversée, est de gracier Richard Nixon62, ce qui a pour effet de stopper toute procédure. Nixon, avocat, n'en est pas moins radié du barreau de l'État de New York en 197663.
Quant aux enregistrements qui ont suscité d'interminables batailles juridiques, le président Ford en donne le contrôle à Nixon, qui est le seul habilité à donner les autorisations pour leurs consultations64.
À l'issue du procès des cambrioleurs en janvier 1973, plaidant coupable, Howard Hunt passe 33 mois en prison. Gordon Liddy, lui, est condamné à une peine de 20 ans, mais est amnistié 4 ans plus tard par le président Jimmy Carter65.
En novembre 1973, John Dean plaide coupable, devant le juge Sirica, d'obstruction à la justice. Il témoigne contre Mitchell, Haldeman et Ehrlichman et bénéficie alors du même programme de protection que celui des témoins contre le crime organisé ; il passe 4 mois en prison.
Le 1er mars 1974, sept collaborateurs de Nixon, dont Haldeman, Ehrlichman, Colson et Mitchell, sont inculpés pour conspiration dans le cadre de l'affaire du Watergate. En juin 1974 Charles Colson plaide coupable d'obstruction à la justice dans l'affaire Ellsberg. Il évite ainsi d'autres poursuites, et ne passe que 7 mois en prison66. En janvier 1975, John Ehrlichman et Bob Haldeman sont reconnus coupables de conspiration, obstruction à la justice et parjure ; ils passent 18 mois en prison. En février 1975, John Mitchell est reconnu coupable des mêmes crimes ; il passe 19 mois en prison.
En tout, plus de 70 personnes ont été poursuivies en justice dans le cadre de ce scandale67.
L'identité de l'informateur « Gorge profonde » (surnom donné par Woodward en référence au film pornographique du même nom ayant connu un grand succès en 1972) est un sujet qui a fait couler beaucoup d'encre. Au cours de l'affaire, plusieurs personnalités politiques célèbres, dont Henry Kissinger, George H. W. Bush, Ron Ziegler, John Dean, Alexander Haig ou Pat Buchanan ont été présentées comme étant cet informateur secret68,69,70,71.
Les seules personnes connaissant son identité sont les deux journalistes et leur rédacteur en chef de l'époque, Benjamin Bradlee. La véritable identité de Gorge profonde est finalement révélée par le magazine américain Vanity Fair du 31 mai 2005. Il s'agissait de W. Mark Felt, directeur adjoint du FBI sous Richard Nixon. Âgé de 91 ans, il déclare souhaiter « libérer sa conscience »72. Le Washington Post confirme l'information quelques heures plus tard73. Bob Woodward raconte qu'il connaissait Mark Felt depuis 1970, et que les relations entre le FBI et la Maison Blanche s'étaient sérieusement dégradées74. Il a également été fait mention du dégoût de Felt pour les méthodes de l'équipe de Nixon75 et de son dépit de ne pas avoir été nommé à la tête du FBI à la mort de John Edgar Hoover76.
Le Watergate est devenu l'une des plus célèbres affaires de l'histoire des États-Unis et est irrémédiablement attaché au nom de Nixon77. Il a durablement terni l'image de la fonction présidentielle et accru la méfiance des Américains envers leurs dirigeants, d'autant plus que l'administration Nixon se réclamait de « la loi et l'ordre ».
Le scandale du Watergate en lui-même a en fait mis au jour toute une série de scandales commis par l'administration Nixon, dont le mode de fonctionnement est devenu, au fil des révélations, « le » grand scandale. Selon l'historien américain Melvin Small, « les scandales de Nixon ont révélé une tentative pour subvertir tout le système politique américain »78.
Cette affaire a redonné un souffle au journalisme d'investigation, dont Woodward et Bernstein sont devenus les symboles79. Elle a aussi alimenté significativement le cynisme dans les commentaires politiques.
Le scandale, et en particulier les leçons de l'épisode du « massacre du Samedi soir » et ses conséquences sur l'opinion publique, ont accru de facto l'importance du rôle du procureur spécial indépendant. Un aspect en est le renforcement de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Mais cette évolution a parfois été jugée excessive, notamment lors de l'instrumentalisation politique de la fonction, avec par exemple l'enquête menée par le procureur Kenneth Starr contre Bill Clinton, lors du Monicagate80.
Les révélations du Watergate ont poussé à remettre en cause l'intégrité de l'administration et notamment des agences gouvernementales de renseignement. Ce climat aboutit, en 1975-1976, à des commissions d'enquête au Congrès, la Commission Pike (Chambre des représentants) et la Commission Church (Sénat)81, qui révèlent certaines activités illégales de la CIA, comme le Projet MKULTRA82, ou l'implication dans le renversement de plusieurs chefs d'État, dont l'assassinat fut légalement interdit sous la présidence de Gerald Ford. Les moyens opérationnels de la CIA en sortent réduits, et son rôle dans l'appareil de renseignements américain diminue au profit de la National Security Agency.
Le discrédit du camp républicain profita aux démocrates83, et notamment au candidat inattendu Jimmy Carter, gouverneur de la Géorgie et propriétaire d'une plantation de cacahuètes, lors de l'élection présidentielle de 1976. Le courant conservateur du Parti républicain en a également profité pour gagner plus d'influence au sein du parti84 et porter l'un des siens, Ronald Reagan, au pouvoir en 1980.
Plusieurs commentateurs ont avancé que ce scandale a affaibli la présidence américaine, voire la puissance américaine elle-même dans les années qui ont suivi85. La chute de Saigon, en 1975, en serait une illustration. L'indépendance du Sud Viêt Nam était garantie par le traité de Paris signé en 1973 pour le retrait des troupes américaines, et Gerald Ford n'a pas donné l'ordre à l'armée américaine d'intervenir contre les troupes du Nord Viêt Nam lorsque celles-ci ont envahi le Sud. Nixon n'avait pas hésité à ordonner des bombardements très destructeurs lors d'une offensive du Nord au printemps 1972, pendant les négociations de paix.
Pour d'autres commentateurs de la gauche américaine, comme Noam Chomsky, l'impeachment ne fut prononcé contre Nixon que parce qu'il s'était attaqué à aussi puissant que lui et non pour avoir utilisé des méthodes illégales largement utilisées contre d'autres éléments de la société jugés trop subversifs pour l'ordre établi86.
Suite à ce scandale, les médias américains ont pris l'habitude d'utiliser le suffixe « -gate » pour désigner des affaires d'État, des actions illégales ou des mensonges des autorités gouvernementales américaines : Irangate, Monicagate, etc. Cette habitude est également parvenue en France où une affaire des ventes d'armes à l'Angola a été nommée « Angolagate » (terme créé par Le Monde en janvier 2001)87. Le mot « gate » signifie porte en anglais. Ce suffixe a même atteint le monde du sport, avec l'icegate, terme utilisé pour qualifier le scandale ayant entouré le résultat de la compétition de couples en patinage artistique aux Jeux Olympiques de Salt Lake City en 2002.88
Le film d'Alan J. Pakula, Les Hommes du président (All the President's Men), tiré du livre du même nom, raconte l'histoire des journalistes qui ont dévoilé le scandale, et sorti deux ans seulement après la fin du scandale. Le rôle de Bob Woodward est repris par Robert Redford, et celui de Carl Bernstein par Dustin Hoffman.
Le film de Robert Zemeckis, Forrest Gump, fait un clin d'oeil à cet événement, lorsque Forrest Gump de la fenêtre de sa chambre à Washington, surprend en pleine nuit « des lumières » dans l'immeuble Watergate.
Le film biographique d'Oliver Stone, Nixon, octroie une large place aux épisodes du Watergate vus de l'intérieur de la Maison Blanche, en reprenant implicitement les thèses selon lesquelles les bandes auraient dévoilé le langage grossier et agressif du président, et contenaient des références à des opérations occultes de la CIA.
Le film historique Frost/Nixon du réalisateur Ron Howard offre une large place à l'opposition entre Richard Nixon et David Frost, qui réalise une série d'entretiens du 37e président des États-Unis où ce dernier déclare au sujet du Watergate que, quoi que fasse le président, cela est légal et que son administration avait abandonné le peuple américain.